J'avais l'extrême désir de répéter l'expérience du jour précédent. Je ne parvenais pas à comprendre ce que le sayādaw entendait par « vision intuitive de l'impermanence, de la souffrance et du non-soi ». Ce matin-là, une seule chose importait : rentrer à la maison aussi vite que possible, pour atteindre les états de béatitudes célestes.
Hélas ! je demeurai assis deux heures, puis ce fut l'heure de déjeuner, mais je ne parvins pas à atteindre les états transcendantaux de conscience. J'essayai bien de me dire que deux heures ne suffisaient pas. Lentement, attentif, je mangeai mon déjeuner, puis je fis une nouvelle tentative. Je restai assis de midi jusqu'à heures, mais rien d'intéressant ne se produisit. Il y avait une très profonde quiétude de l'esprit, mais cela me parut assez maigre comparativement à ce que j'avais connu le jour d'avant.
Mes doutes et mon désappointement se changèrent en amère tristesse et en chagrin, à mesure que je poursuivais les exercices assis sans grand résultat. Je pratiquai toute la nuit, tantôt assis, tantôt marchant, trois heures chaque fois — toujours avec l'espoir que mon vœu se réaliserait au cours de l'exercice assis suivant... L'aube pointa, misérable. Quel contraste avec la nuit d'avant ! « Plus éclatante est la lumière, plus sombre est la nuit », dit un proverbe chinois.
Le sayādaw et U Tin sourirent avec compréhension, lorsqu'ils me virent entrer dans la chambre pour mon entretien. Une fois encore, ils savaient avant que j'aie prononcé une parole ce que j'allais leur dire. Mon comportement physique révélait ce que j'étais en train de vivre, mais aussi les expériences majeures que l'on connaît dans un cours intensif de méditation sont identiques pour tout le monde, quelles que soient la race, la croyance et la nationalité. Les différents niveaux que l'on atteint se succèdent les uns aux autres dans un ordre parfait, aussi le maître de méditation, qui est passé par les mêmes expériences, sait-il toujours par avance ce que l'élève va dire, rien qu'en lui jetant un coup d'œil.
Le sayādaw écouta mon triste rapport, que je lui exposai à mi-voix. En un instant, il mit le doigt sur mon échec : « La convoitise (lobha), dit-il avec force. Vous avez été séduit par Māra, le diable bouddhiste. » J'avais succombé à l'ennemi, au tentateur, au moi, avec ses désirs et ses aversions (tanhā).
Dans les traditions juive et chrétienne, le diable est le chef des démons, une sorte d'entité lascive toujours avide d'âmes pour les précipiter dans l'enfer, alors que, pour le bouddhiste, c'est la division de l'esprit. C'est aussi le sens que les Grecs donnaient à ce terme « diable » (du grec diabolos, « qui désunit »). Donc rétablir l'état de conscience unifié ou « faire des deux un » est le seul remède contre le « diable ».
Il en est de même pour le sens que les Anciens donnaient au mot « personne » (latin persona, « masque »), que le méditant découvre au bout de la noble voie bouddhique. La déperdition de l'antique sagesse grecque dont nous sommes les héritiers ne se reflète pas moins dans les paroles de Paul Claudel : « Le Diable, le Malin qui est le mal, tel que nous le décrivent les prophètes, est essentiellement celui qui dit non à l'être. Mais est-ce que toutes les religions de l'Inde, et singulièrement le bouddhisme, ne consistent pas dans l'enseignement pratique d'une méthode pour dire non à l'être, pour anéantir en nous la personne, tout cela en nous qui est l'image d'un Dieu personnel et bon ? »
Le sayādaw poursuivit en expliquant que le souvenir agréable des états de conscience mystiques que j'avais atteints le jour d'avant avait créé en moi le désir ardent de les atteindre à nouveau. Mais le désir, quelle que soit la forme sous laquelle il se manifeste, constitue l'une des principales entraves à la méditation. Le désir ne peut pas mener à l'absorption ni aux états divins de conscience que celle-ci entraîne. Ceux-ci se manifestent librement lorsque l'on parcourt le sentier inaccessible au désir et à la répulsion, et lorsque les facteurs d'éveil tels que l'attention, l'investigation, la concentration, la tranquillité et, surtout, l'énergie sont puissants.
Si l'esprit est fermement concentré sur les processus corporels, poursuivit le sayādaw, les tendances mentales des souvenirs mentaux et physiques ainsi que les habitudes acquises sont arrêtées, même si elles se sont manifestées fréquemment dans le passé. Avec la conscience unifiée, les fonctions dialectiques de l'esprit deviennent inopérantes. La conscience éveillée est incompatible avec le désir et la répulsion, cette épée à double tranchant de l'ego. Il est donc impératif d'appliquer la conscience éveillée à l'objet de méditation choisi — que ce soit le mouvement des jambes lorsqu'on marche ou le mouvement de la paroi abdominale lorsqu'on est assis. C'est l'unique façon de maîtriser l'ego. La pratique consiste à maintenir constamment la conscience au-dessus du niveau du désir (tanhā), c'est-à-dire dans l'état de concentration d'accès où l'adversaire est parfaitement silencieux, dans un état d'ani-mation suspendue.
Le sayādaw m'expliqua aussi que les états transcendantaux de la conscience — qu'ils appartiennent au monde de la matière fine (rūpa loka) ou aux mondes immatériels (arūpa loka) — sont appelés jhāna en pāli, la langue du Bouddha. Ces types de conscience sont ainsi nommés en raison de la manière dont ils se manifestent. Par exemple, l'état jhāna peut apparaître seulement par l'intermédiaire du processus de la concentration, processus extrêmement intense et maintenu pendant une durée de temps relativement longue. Ce qui veut dire que ces types de conscience se manifestent lorsque l'on concentre l'esprit sur un objet choisi si fermement et si résolument que l'image réfléchie de l'objet occupe entièrement l'esprit : on parvient ainsi à faire cesser les phénomènes destructeurs, les cinq obstacles — la convoitise, la haine, la torpeur-indolence, la distraction et le doute. Ceux-ci sont évidemment nuisibles au processus de la concentration.
En termes précis, la conscience jhāna n'est pas une « expérience », mais une réalisation, dit le maître. En fait, la sensation d'être aspirée vers le haut, nommée absorption, constitue la dernière expérience. Toute expérience implique un esprit cognitif et un objet connu. Dans l'état de jhāna, il n'y a pas d'objet ni d'esprit connaissant, comme c'est le cas au niveau sensoriel d'existence. C'est par la réalisation de jhāna que l'on parvient à comprendre la différence entre « connaissance » et « état », entre « connaître » et « être ». L'expression « être » ne doit surtout pas être confondue avec la notion ordinaire que l'on a de ce mot. Ce n'est pas pour rien que Maître Eckhart s'est vu dans l'obligation de créer un mot allemand, istikeit, caractérisant le monde divin. D'ailleurs, notre mot « existence » désigne bien qu'il s'agit là d'une ex-istence, d'un esprit déraciné de sa source céleste.
Sur le plan de l'existence sensorielle, la conscience cognitive se manifeste lorsqu'un organe des sens entre en contact avec un objet sensoriel. Avec le contact comme condition, une sensation surgit. Ce que l'on sent, on le perçoit. Ce que l'on perçoit, on y réfléchit ou on le transforme. On a tendance à penser : « je vois » ou « je pense ». Cette vision erronée mène inéluctablement à des actions, sous la forme de paroles ou d'actes. Ces actions sont essentiellement conditionnées par des actions précédentes, et elles créent des tendances qui incitent à de nouvelles actions dans le futur. Des actions de cet ordre sont toujours soumises à la convoitise ou à la répulsion (tanhā) et elles résultent en esclavage et en renaissance dans les sphères du mal. Ainsi le cercle vicieux qui caractérise le processus du cycle des renaissances et de la mort (samsāra) ne s'interrompt jamais. Rompre ce cercle vicieux est l'apanage de la contemplation.
L'explication du sayādaw me permit de retrouver le droit chemin. Les jours et les semaines passèrent, et je perdis presque totalement la notion du temps. Chaque jour, je réussissais à réaliser les états transcendantaux de conscience où je me maintenais pendant des heures. Quelle paix ! Quelle bonheur ! Quelle perfection ! Il n'y a pas de mots pour transmettre la beauté et la pureté de cristal de ces états de conscience.
Un jour, le sayādaw m'avertit qu'il n'en serait pas toujours ainsi. Son avertissement me surprit, mais je ne le pris pas au sérieux. Pour moi, la réalisation du « royaume » était le summum bonum.
Comme le maître devait quitter Rangoon, il décida que l'un de ses assistants, le Vénérable U Zawana, le remplacerait en son absence. U Zawana n'était pas un étranger, car il avait assisté à un grand nombre de mes entretiens avec le sayādaw. Il savait donc exactement où j'en étais de mon entraînement.
U Zawana était un homme trapu, à la figure ronde, typiquement birman. Il était d'âge moyen et, comme le sayādaw, toujours gai et souriant, quand il ne riait pas de bon cœur en m'écoutant raconter certaines de mes expériences.
Ma tournure occidentale de pensée a dû choquer U Zawana dans les débuts. Au cours des premières semaines de mon entraînement, j'étais encore d'avis que la connaissance et la compréhension ne pouvaient s'obtenir qu'au moyen de la méthode socratique des questions et des réponses. Je n'hésitais pas à bombarder le sayādaw d'innombrables questions. Celles-ci prolongeaient toujours les entretiens bien au-delà de la période de temps prescrite. Un matin, alors que je quittais le maître après une longue conversation, U Zawana m'accompagna. Il marcha en silence un long moment, puis il dit : « Ce n'est pas nécessaire de poser autant de questions. Lorsque votre esprit sera purifié et votre conscience développée, vous atteindrez l'éveil : alors vous comprendrez toutes ces choses. »
Le mot « éveil » ne peut avoir de signification pour celui qui est bouffi d'orgueil et de vanité, car il est perdu dans l'univers des mots et des idées, qu'il considère comme la seule connaissance qui vaille d'être possédée. Encore moins peut-il comprendre l'importance de la contemplation silencieuse, essentielle à la purification et au développement de la conscience sans qui il ne peut jamais y avoir de Connaissance juste et de compréhension juste, au sens bouddhiste du terme. Mais j'appris et, lorsque U Zawana remplaça le maître, je n'étais plus le même homme.
Peu après que U Zawana eut remplacé le sayādaw, je commençai à sentir une tension dans la région du cœur. Je ne le rapportai que quelques jours plus tard, lorsque la tension se fut transformée en une sérieuse douleur. L'esprit a pour base le cœur, qui a la forme d'un bourgeon renversé. Celui-ci s'ouvre légèrement au cours du développement de la conscience, d'où la douleur. Mais je n'appris cela qu'après l'entraînement. Pour le moment, U Zawana ne voulut me donner aucune explication. Il tenta seulement de calmer mon appréhension en me répétant que je n'avais pas de raison de m'alarmer. « Prenez-en simplement note mentalement, me dit-il, et pour-suivez votre pratique de contemplation habituelle. » Néanmoins, la douleur augmentait graduellement. J'exprimai mon profond souci à U Zawana, mais il me répéta qu'il s'agissait uniquement d'une souffrance d'ordre physique que je devais noter et qui disparaîtrait en temps voulu. Il avait raison : la douleur s'évanouit soudainement deux semaines plus tard environ.
Alors je dus faire face à un obstacle dont l'ampleur et l'intensité furent si colossales que je faillis succomber : le feu atomique, dont je n'avais jamais entendu parler.
D'abord, je ne le pris pas au sérieux. Le feu se manifesta par une chaleur ardente dans le corps. Je supposai qu'il était dû à la chaleur accablante et au soleil brûlant de Birmanie — nous approchions du mois d'avril, le mois le plus chaud de l'année. La sensation de chaleur extrême était particulièrement perceptible en position assise, dans les parties du corps où la pression la plus forte s'exerçait : le bas de la colonne vertébrale, la région lombaire, les fesses, les jambes et les pieds.
Je pensai alors que la chaleur intense qui affectait ces parties du corps était due à l'excès de pression, aussi demandai-je à Yogi U Tin des oreillers de duvet doux et confortables, qu'il me donna aussitôt. J'empilai les oreillers dans un coin de la chambre et je m'assis, dos appuyé contre le coin du mur. Le siège était moelleux et confortable. Toutes les pressions ressenties précédemment avaient disparu et il n'y avait plus aucune chaleur. Je fus convaincu d'avoir résolu mon problème.
Un jour ou deux plus tard, j'eus une désagréable surprise. La chaleur dans mon corps devint soudain si intense que je fis un bond, persuadé que j'étais en feu. Je racontai enfin ce qui se passait à U Zawana en lui demandant une explication logique. Mais jamais je ne reçus d'explication logique, quelle que soit l'expérience vécue. « Faites simplement une note mentale, me répétait inlassablement U Zawana, et poursuivez vos exercices habituels de contemplation. »
U Zawana me dit à maintes reprises de ne pas reculer ni de me dérober au feu pour lui échapper, car en agissant de la sorte je le retrouverais encore et encore. « Vous devez lui faire face, me dit-il un jour. Contemplez-le sans passion pour le transcender. En ce qui concerne la compréhension juste, on ne fait aucun progrès si l'esprit ne cesse pas son mouvement au moment de l'observation initiale de l'objet de perception pur. L'attraction et la répulsion ne doivent pas interférer — ou tout autre jugement d'ordre émotionnel ou intellectuel, en ce qui touche à l'obstacle que l'on rencontre. La pratique exige une contemplation constante — que ce soit plaisant ou déplaisant —, et c'est ainsi seulement que l'on fera cesser la douleur, en la trans-cendant. Je comprends que vous aimeriez recevoir une explication intellectuelle de ce qui se produit, mais cela ne pourrait en aucune manière vous aider à vous en délivrer. Au contraire, l'intellect ne connaît que la nature extérieure trompeuse. Il connaît le monde des formes transitoires en perpétuelle mutation qui abrite la souffrance et la misère interminables et dont il cherche à s'évader. Il ne sait rien de la voie qui mène au-delà de cet océan de souffrance, l'obstacle le plus virulent. Seule la sagesse possède cette qualité unique. Car la sagesse est supérieure à l'intellect et, si vous désirez que celle-ci se réalise, vous devez laisser l'intellect derrière vous.
« Dans l'intervalle, conclut-il, il serait bon que vous vous rappeliez que la contemplation pure vous aidera à endurer la douleur ardente avec calme et patience. Aucune passion n'affecte celui qui est pleinement conscient. »
Quand je quittai U Zawana, ce matin-là, la phrase « aucune passion n'affecte celui qui est pleinement conscient » ne cessa de m'occuper l'esprit. Même si je savais cela du fait de mes expériences précédentes, j'étais obligé de me le remémorer sans cesse. Surtout lorsque je devais faire face aux obstacles qui se présentaient alors à moi, presque totalement désarmé.
Contemplation pure, c'est-à-dire dépourvue de passion : plus facile à dire qu'à faire ! Des jours, des semaines passèrent sans que je n'eusse rien d'autre à rapporter qu'une chaleur extrême et un feu ardent. Quelle souffrance ! Quelle misère ! J'eus souvent la tentation d'abandonner, j'eus maintes fois envie de dire à U Zawana que je venais de recevoir une lettre me rappelant d'urgence chez moi pour affaire importante, ce qui était, bien sûr, un mensonge. L'ennemi intérieur attaquait de toute sa puissance. Un découragement profond, des doutes graves, une souffrance et une misère sans nom m'assaillirent jour après jour. L'ennemi rusé et habile s'introduisait en silence, comme un serpent, semblable à un épais brouillard recouvrant la mer par une sombre nuit. Mon cœur était voilé de ténèbres épaisses qui obscurcissaient la petite lueur néanmoins persistante, le courage et la force de continuer.
C'est au cours de semblables périodes de l'entraînement que l'étudiant doit faire ses preuves. S'il vacille ou perd courage, il est irrémédiablement perdu. En dépit des coups violents portés par l'ennemi, le disciple doit poursuivre son chemin sans se laisser vaincre par les forces du mal qui ont surgi maintenant pour livrer leur dernière bataille de survie.
Triste, découragé, le cœur brisé, malheureux, les larmes coulant le long de mes joues, je m'asseyais en face de U Zawana pour faire le compte rendu de l'expérience atroce du feu qui me dévorait le corps. U Zawana m'écoutait avec gravité. À la fin de mon triste rapport, il m'encourageait du mieux qu'il pouvait, me pressant de poursuivre avec véhémence. « Si vous continuez à pratiquer comme vous l'avez fait jusqu'ici, disait-il, vous remporterez la victoire. La victoire finale sera vôtre pour toujours. »
J'écoutais ses conseils, mais, à l'arrière-plan de mon esprit, j'envisageais d'abandonner et de rentrer chez moi. Je prenais fermement cette décision chaque fois que je pénétrais dans le petit bungalow sur pilotis où vivait U Zawana. Mais, à la fin de chaque entretien, je ressentais une impression étrange, comme si quelque rayon mystérieux rechargeait mon cœur d'un courage, d'une confiance et d'une énergie nouvelle. Pour cette raison, je n'exprimais jamais mon désir d'abandonner. Ainsi je réussissais à maintenir le cruel adversaire à distance, du moins temporairement, ce qui me permettait d'affronter le feu abominable et de continuer à avancer sur la voie.
Grâce aux sages conseils de U Zawana, grâce à sa bonté, à sa patience et à son amour, je réussis enfin à faire face au feu atomique sans crainte. À partir de cet instant, le terrible monstre n'eut plus jamais d'emprise sur moi. Je fus capable de rester ferme et de l'observer calmement sans le fuir, lorsque la souffrance devenait insupportable, ce que je n'avais pu faire avant. Je ressentis aussitôt cet accomplisse-ment comme un pas décisif vers l'avant. La contemplation du feu devint non seule-ment supportable, mais aussi intéressante. Elle me permit de percer sa surface, de plonger, pour ainsi dire, jusqu'à sa racine et d'observer son étrange comportement.
Il y eut des moments où la chaleur augmentait et diminuait brutalement d'intensité. Le mouvement du feu changeait constamment. Son comportement était semblable à celui d'une coulée de lave brûlante qui jaillit soudainement d'un volcan, se projetant haut dans le ciel pour retomber sur le sol en éclaboussures, puis qui s'écoule lentement le long du versant de la montagne. En s'acheminant vers l'aval, le ruisseau de feu débordait, ralentissait et cessait finalement sa course. Tout de suite après, la masse ardente se soulevait et retombait lentement. Elle s'étalait alors et se divisait en plusieurs courants extrêmement rapides qui partaient sauvagement dans toutes les directions, se mélangeant les uns aux autres. Soudain, les courants cessaient leur mouvement pendant un bref instant. Puis celui-ci reprenait, coulant de droite et de gauche, se soulevant, retombant, accélérant, ralentissant, se divisant, se réunissant, cessant de bouger. Il n'y avait pas un moment de repos.
Le Bouddha n'a pas exagéré lorsqu'il a dit : « Ce corps qui est le nôtre n'est fondamentalement rien d'autre qu'un monceau de souffrance et de misère. » Une fois que l'on a connu ce feu, il est difficile de concevoir l'utérus d'une femme comme un abri béni auquel on aspire à retourner pour échapper aux difficultés et aux vicissitudes de l'existence. Car l'utérus est le lieu même où le fœtus fait l'expérience de sa première prise de conscience de la matière qui constitue le feu. Si, par la suite, on ne perçoit plus le feu atomique, ce n'est pas parce qu'il s'est éteint : le feu reste nécessairement présent dans la matière qui compose le corps, mais l'éveil des sens, à la naissance, domine et voile la perception de sa présence douloureuse.
Cela peut être difficile à croire pour celui qui n'a pas connu l'expérience de ce feu, mais la technique bouddhique de la vision intérieure (vipāssanā) montre qu'il est possible de remonter le cours du devenir pour atteindre la source de l'existence humaine. Celui qui doit affronter le processus mystérieux qui engendre et qui maintient l'existence de l'homme dans ce monde doit percer la muraille du feu atomique dans le corps. En d'autres termes, il doit transcender la conscience primordiale de la matière pour finalement pénétrer dans les domaines de dimensions infra-atomiques. C'est là que le méditant découvre la materia prima d'où l'homme est issu, fait mentionné par Moïse dans la Genèse.
Le Bouddha a dit : « Dans ce corps long d'une brasse, ô amis, équipé des facultés mentales de la sensation, de la perception, de la volition et de la conscience, je vous déclare que se trouvent le monde, l'origine du monde, la cessation du monde et le sentier qui mène à sa cessation. » Ce sont les quatre nobles vérités : la souffrance (dukkha), l'origine de la souffrance (samudaya), la cessation de la souffrance (nirodha), et le sentier qui mène à la cessation de la souffrance (magga). La condition humaine sur cette terre est essentiellement faite de douleur et de souffrance. La pleine compréhension des quatre nobles vérités permet la réalisation de l'inconditionné, l'incomposé, l'immuable, l'absolu, appelé nibbāna en pāli. Ainsi peut-on saisir la portée immense de la méthode d'entraînement de l'esprit à la vision intérieure du bouddhisme original, qui seule permet de comprendre pleinement notre corps — c'est-à-dire le résumé de l'univers — et d'abolir la cause de l'humaine condition de souffrance et de misère.