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Samādhi

Après cette journée de vacances, je commençai une nouvelle phase de l’entraînement. Le sayādaw me suggéra de ne prendre qu’un repas léger dans la soirée et de tenter par la suite de m’abstenir totalement de nourriture après le repas de midi. Il me recommanda d’étendre à deux heures la période de temps que je consacrais aux exercices assis et à la marche, et d’élargir le champ de ma conscience de manière à couvrir toutes mes activités diurnes et nocturnes. Ceci était conforme aux instructions données par le Bouddha pour agir en pleine conscience : en sortant ou en entrant, en regardant devant soi ou autour de soi, en pliant ou en redressant les parties du corps, en mangeant ou en s’habillant, en déféquant ou en urinant, en marchant, en se tenant debout, en s’asseyant ou en s’allongeant, en se reposant ou en étant éveillé, en parlant ou en se taisant.

On me dit de prendre note mentalement d’abord de mon intention de changer la position de mon corps ou de mes membres et de continuer ensuite par chaque phase du mouvement. Ceci devait s’effectuer très lentement, afin d’être pleinement conscient du mouvement. Lorsque je me mettais debout, par exemple, je devais noter l’intention de me mettre debout : « intention de me tenir debout… intention de me tenir debout… ». Ensuite je devais noter mentalement chaque action que le mouvement comportait au moment même où je me disposai à me tenir debout. Je devais alors maintenir mon esprit concentré sur l’action de me tenir debout et noter mentalement « debout… debout… ». Si je voulais m’asseoir, je devais suivre la même procédure : intention d’aller m’asseoir, marcher vers l’endroit choisi, atteindre l’endroit, intention de m’asseoir, le mouvement vers le bas en m’asseyant, le mouvement consistant à placer mes jambes et mes mains en position. Une fois assis, je devais effectuer ma contemplation habituelle du mouvement de l’abdomen : « monter… descendre… ».

La nuit, lorsque j’allais me coucher, je devais noter chacun de mes mouvements. Dès que j’étais en position couchée, je devais reporter ma concentration sur le mouvement de la paroi abdominale. Le matin, la première chose que je devais faire en m’éveillant était d’être conscient de me réveiller, de faire mon lit, d’ouvrir ou de fermer une porte — tout ceci devant être effectué avec le même souci d’attention. Chaque détail de l’action de manger devait être noté : regarder la nourriture, porter la nourriture à la bouche, la nourriture touchant la bouche, retirer la main, goûter, avaler.

Ce type d’attention me permettrait de poursuivre mon intense contemplation du mouvement abdominal et de « lever… étendre… poser » de l’exercice de marche. Je ne devais pas m’appesantir sur l’action de voir ou d’entendre d’autres gens lorsque je m’en tenais à la note mentale « voir » ou « entendre ». En m’abstenant de ce type de réflexion, mon esprit ne nourrirait plus les passions (kilesa, en pāli) qui le souillaient. Si ce type de pensées surgissait, cependant, je devais aussitôt faire une note mentale « réfléchir », par exemple, deux ou trois fois, et poursuivre ensuite ma contemplation habituelle.

La conscience ininterrompue au cours de chaque moment du réveil pratiquée dans l’entraînement à vipassanā est semblable à l’action d’allumer un feu avec deux baguettes. On doit frotter celles-ci constamment l’une contre l’autre jusqu’au moment où la première étincelle jaillit. À mesure que les baguettes s’échauffent, on doit redoubler d’efforts. Ce n’est que lorsque le feu est allumé que l’on peut se reposer. Le méditant doit travailler dur pour éviter les interruptions entre le moment où il note une chose et le moment où il note celle qui suit.

Chaque moment mental devait être observé tel qu’il se manifestait — qu’il soit bon ou mauvais, agréable ou désagréable. De même, en ce qui concerne les impressions sensorielles, chacune devait être notée telle qu’elle se manifestait, bonne ou mauvaise. Si rien de particulier ne se produisait dans ce domaine, je devais revenir à « monter… descendre… » ou à la marche.

Le maître ajouta qu’il y aurait de nombreuses omissions, que je ne devrais pas me décourager, mais persévérer. En pratiquant avec assiduité, il y aurait de moins en moins d’omissions et j’apprendrais à noter un nombre de détails plus grand que celui mentionné dans les instructions. « Le bouddhisme déclare, ajouta le sayādaw, que la patience mène au nibbāna. » La patience joue un rôle important dans l’entraînement à la contemplation. Si le méditant n’est pas capable de supporter avec patience les sensations déplaisantes, par exemple, et qu’il change souvent de position au cours de sa contemplation, il ne peut s’attendre à obtenir la concentration parfaite de l’esprit (samādhi). Sans samādhi, on ne peut espérer acquérir la connaissance par la vision intérieure (vipassanā-ñāna). Et, sans vipassanā-ñāna, on ne peut pas atteindre la Voie et le Fruit (magga phala) et nibbāna.

Cela faisait maintenant trois semaines environ que je pratiquais. Pendant toute cette période, jamais je n’éprouvai le moindre découragement. Je ne fus jamais fatigué. Au contraire, je ressentis constamment de l’optimisme, une réelle joie de vivre jusqu’alors inconnue. Samādhi s’améliora considérablement. Le calme et la lucidité parfaite que l’on atteint une fois que samādhi a été suffisamment développé ne sont pas transmissibles par les mots. Une certitude, un rythme, un équilibre et une sérénité indescriptibles s’établissent. Néanmoins, la résignation n’est pas la source de ce calme. Il ne s’agit nullement d’un abandon ou d’un renoncement à la lutte, mais plutôt d’une mystérieuse certitude qui envahit obligatoirement ceux qui réussissent à faire taire le « vieil homme » à l’intérieur d’eux-mêmes. La certitude, au sens où je l’entends, est tout à fait différente de ce que l’on appelle généralement la confiance en soi, qui est créée par le « prince des ténèbres » lorsque celui-ci se sent sûr de lui et puissant.

C’est grâce à samādhi que j’ai compris pourquoi on nous a conseillé de « jeûner au monde, de ne pas juger, de ne pas laisser la main gauche savoir ce que fait la main droite, de ne pas verser du vin nouveau dans du vin vieux et de ne pas coudre un morceau de tissu neuf sur un vieux pantalon ».

Samādhi est formé de dhi, « être ferme, stable, inébranlable, immobile, résolu… », et de samā, « juste, bon, salutaire ». On ne peut le comprendre qu’au cours d’exercices de concentration prolongés. Il se manifeste seulement lorsque le méditant a réussi à maintenir son corps et son esprit parfaitement immobiles — c’est-à-dire lorsqu’il a atteint la maîtrise parfaite du corps et de l’esprit. Samādhi est caractérisé par la perception « directe » ou « pure. Ce qui veut dire que l’objet de la concentration est « illuminé », en quelque sorte, et réfléchi dans sa pureté primordiale, comme dans un miroir. L’esprit est en situation d’examiner et d’« assimiler » minutieusement l’objet. De cette manière, une connaissance surgit, que l’on ne peut réduire à nos catégories ordinaires de jugement — une connaissance qui ne peut être décrite.

Samādhi permet au méditant de garder son autonomie vis-à-vis du monde extérieur. Il s’élève au-dessus du mode d’existence ordinaire. Toutes les impressions sensorielles peuvent être contemplées sans qu’on leur donne de nom ou qu’on les convertisse en pensées, sans que l’on porte de jugement sur elles. Ce qui veut dire que la chaleur ou le froid, la faim ou la soif, le confort ou l’inconfort, ne peuvent plus agir ou perturber la sérénité mentale de l’aspirant. Les objets attrayants ou détestables qui viennent à entrer en contact avec l’esprit ne peuvent pas troubler son équanimité.

Samādhi peut se définir comme la conscience pure qui observe. C’est un niveau de conscience dénué de toute pensée discursive et de toute formation verbale. Il n’est pas conditionné par des expériences antérieures. C’est le type de conscience indispensable à la pratique de la méditation développant la vision intérieure. Puisqu’il constitue un moyen d’atteindre au but — la connaissance ultime ou la plus haute connaissance par la vision intérieure —, il est considéré comme l’état de concentration d’accès ou concentration de voisinage (upacāra-samādhi). Au Moyen-âge, le parvis des cathédrales était l’équivalent, la représentation symbolique de cet état de concentration d’accès ; toute personne qui s’y réfugiait bénéficiait du droit d’asile, droit inviolable accordé à ce lieu sacré en raison de la possibilité d’entrer dans la « maison de Dieu ».

Une fois que l’on a développé samādhi, la conscience est maintenue à l’écart des résidus subconscients impurs susceptibles de l’envahir et de la contaminer. Avec samādhi, on parvient à l’unité primordiale de conscience, inaccessible aux stimuli subliminaux. Le méditant ne court pas le risque de sombrer dans un état d’auto-hypnose ou de tomber dans une transe à caractère hypnotique. L’hypnose n’est possible que dans un esprit divisé — l’état de conscience humaine ordinaire, avec sa double division en sujet-objet, présent-passé, etc., le résultat de l’ignorance. Avec samādhi, cette division est totalement abolie.

Dès que l’on a maîtrisé la division de l’esprit au moyen de samādhi, la peur n’existe plus, pas même la peur de la mort. C’est par expérience que je le compris.

Je commençais maintenant à pratiquer à heure du matin, ayant réduit la durée de mes heures de sommeil à trois heures. Un matin, aux environs de heures, je vis un gros chien noir, très loin devant moi. La clarté de la lune illuminait la nuit. Je vis briller les yeux verts et phosphorescents de l’animal qui venait en courant dans ma direction.

Depuis ma plus tendre enfance, j’avais toujours eu peur des chiens. Je me rappelle en avoir tourmenté un qui me mordit cruellement à la jambe, me causant une souffrance terrible. Le chien noir s’arrêta soudain en face de moi et gronda avec colère. Je demeurai parfaitement immobile et contemplai la lumière verte qui jaillissait de ses yeux. Mon attention fut également attirée par ses dents blanches, que j’observai un long moment. Finalement, le chien fit demi-tour et repartit tranquillement. Je repris mon exercice de marche comme si rien ne s’était passé.

Ce n’est qu’une fois rentré à la maison, au moment de me mettre en position assise, que je me mis à réfléchir à ce qui était arrivé. J’étais très surpris de ma totale absence de crainte. En fait, l’esprit et le corps étaient demeurés calmes et imperturbables comme si rien d’inhabituel ne s’était produit. Je me demandai pour quelle raison j’étais resté calme et sans crainte devant ce chien étrange qui me grognait après comme s’il avait voulu me mordre.

Je racontai l’incident au sayādaw le lendemain matin, et il m’expliqua ce qui s’était passé dans mon esprit. Lorsque l’esprit est en état de samādhi, me dit-il, l’objet perçu n’est plus connu au moyen des associations verbales ou logiques, car la mémoire cesse de fonctionner. L’esprit en samādhi saisit l’objet directement, sans l’aide de catégories, de l’imagination, de la mémoire ou du jugement. L’action cognitive est dépourvue d’appétits et des trois racines néfastes, à la base de l’ego, qui influent sur les appétits : la convoitise (lobha), les désirs mauvais motivés par la haine (dosa) et la stupidité engendrée par les ténèbres de l’illusion (moha).

En état de samādhi, toutes les illusions disparaissent complètement. La conscience n’est plus en contact avec les anciennes expériences, emmagasinées dans les régions subliminales de l’esprit. Le présent ne rencontre pas le passé qui le conditionne, contrairement à ce qui se passe au niveau de la conscience ordinaire. Le processus habituel d’abstraction qui caractérise la pensée ordinaire cesse de fonctionner. Cela explique pourquoi mon esprit ne put pas produire de pensée créant la peur : « J’ai été mordu par un chien, une fois ; je sais très bien comme cela est douloureux. Ce chien va maintenant me mordre et je vais ressentir une douleur identique. »

Lorsque l’esprit est en état de samādhi, non seulement il connaît pleinement l’objet de l’attention, mais encore il sait sans faute et avec une extraordinaire spontanéité quelle action il doit entreprendre, le cas échéant. Le couple esprit-corps tombe sous l’influence de ce que l’on peut au mieux définir comme le soutien et la protection divine. Aucune action nuisible ou aucune faute n’est possible. J’ai connu plusieurs expériences qui peuvent servir à illustrer ce que je veux dire. En voici deux.

Tôt le matin, lorsque personne n'était encore levé, j'aérais fréquemment mon corps. La salle de bains, la chambre, le salon et la salle à manger me procuraient suffisam-ment d'espace pour pratiquer l'exercice de la marche que j'effectuais nu. Un matin, alors que je me tenais debout, immobile, et sur le point de tourner dans la salle de bains, un animal sauta sur mon dos. Je sentis distinctement ses griffes acérées qui me perçaient la peau. La « bête » s'était solidement agrippée à mon dos.

Je chassai aussitôt l'animal avec ma main, en me demandant à quoi il ressemblait. Au moment où celui-ci tomba sur le plancher, je levai le pied pour l'écraser. Mais je ne pus aller plus loin. Une force étrange empêcha mon pied de bouger. Je fus incapable d'écraser la minuscule grenouille qui me regardait de ses petits yeux noirs, tranquillement assise sur le plancher. C'était un gentil petit animal, et qui n'avait pas du tout peur de moi.

Je ressentis une gratitude immense pour cette force mystérieuse qui m'avait empêcher de tuer stupidement la grenouille. Avec le temps, j'en vins à aimer cette petite grenouille qui m'aidait à nettoyer la maison des insectes, tout comme les lézards domestiques. Tous les soirs, je la voyais, assise sur le même tuyau de la salle de bains, me contemplant pendant que je prenais ma douche. Parfois, comme si elle avait voulu m'exprimer sa reconnaissance pour l'avoir épargnée, elle sautait sur mes pieds, mais jamais elle ne revint sur mon dos. Les Birmans nomment ces grenouilles « grenouilles volantes », me dit U Tin, parce qu'elles sont capables de sauter d'un mur à l'autre avec la plus grande aisance.

Plusieurs jours plus tard, le même pouvoir mystérieux se manifesta encore. Je marchais dans la maison, totalement concentré sur « lever… étendre… poser… », lorsque j'eus l'impression que quelqu'un me tirait en arrière pour m'empêcher d'entrer dans la salle à manger. J'eus une vague sensation de danger, mais aucun sentiment de peur. Sans manifester la moindre curiosité pour ce qui pouvait se passer dans la salle à manger, cette nuit-là, j'évitai cette pièce et je continuai l'exercice de marche comme de coutume. Cette surprenante attitude de désintéressement est caractéristique d'un esprit parfaitement concentré. Le matin suivant, je pénétrai dans la salle à manger, ayant oublié ce qui s'était passé pendant la nuit, et je vis alors la peau d'un grand serpent derrière la porte. Une fois de plus, je remerciai la force bénéfique qui m'avait protégé de graves dangers à diverses reprises.



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