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Récompense

Je constatai avec surprise que je pouvais m’astreindre régulièrement à une discipline qui était loin d’être facile. J’avais à mon crédit plus de cent heures de méditation. J’avais conscience de ne pas perdre mon temps. Le profit que je retirais de mon assiduité au travail était évident, et je regrettais un peu de ne pas avoir connu plus tôt la méditation. Bien sûr, certains matins, j’eus les plus grandes difficultés à me sortir du lit à une heure aussi matinale — surtout avec ce dos qui me torturait. Bien des fois j’eusse préféré rester couché. Heureusement, j’appris très vite à maîtriser cette tentation. Dans l’incapacité de le faire, j’aurais succombé depuis longtemps. À l’époque, je ne m’expliquais pas ce qui se passait, mais chaque fois que la tentation de rester au lit devenait trop forte, je l’observais simplement comme j’observais la respiration à la pointe du nez. À mon grand plaisir, je constatai que la force de cette tentation s’évanouissait. Je pouvais alors me lever sans difficulté.

Un matin, quelque chose de tout à fait imprévu se produisit. J’étais assis les yeux fermés, concentré sur ma respiration, comme d’habitude. Je vis alors devant moi une petite lueur blanche, ronde et brillante. Elle se déplaçait rapidement dans ma direction. À mesure qu’elle se rapprochait de moi, elle augmentait de volume. J’étais convaincu que cette énorme boule de lumière existait objectivement. J’eus peur qu’elle ne me renversât de mon siège, et j’ouvris aussitôt les yeux. À mon grand étonnement, je ne vis de lumière nulle part. Le soleil n’était pas encore levé. Dehors, c’était la nuit.

J’étais désorienté. Je n’arrivais pas à comprendre ce qui s’était passé. Cette lumière brillante, d’où venait-elle ? Je ne l’avais pas imaginée, j’en étais sûr. Au moment même où j’avais pris conscience de son existence, j’étais complètement réveillé, concentré sur ma respiration.

Le phénomène ne s’était pas produit dans un moment d’inconscience : l’état de transe était donc exclu. Je ne trouvai pas d’explication satisfaisante. Je tâchai d’oublier la lumière et je me rassis. Il me fut difficile de fixer mon attention sur la respiration. Des pensées du phénomène lumineux se succédaient rapidement, agitant mon esprit. J’abandonnai au bout d’un moment, et je retournai me coucher.

Le lendemain matin, je m’assis dans mon fauteuil, comme d’habitude. Je me concentrai sur la respiration, et un état serein de concentration s’établit progressivement. Et soudain, la même lumière fut là. Cette fois, je décidai de garder les yeux bien clos. Il me fallut du courage, je m’en souviens. Sans crainte, j’observai l’approche rapide de la brillante boule de lumière. Lorsque en fait elle entra en contact avec mon corps et qu’elle le pénétra de toute part, sa taille était considérable. J’eus l’impression d’être absorbé par elle, de ne plus faire qu’un avec elle. Je n’avais plus conscience de mon corps ni de sa respiration. Seule la lumière existait. Infini de splendeur et de paix, beauté indescriptible. Je n’oublierai jamais cette expérience.

J’ignore combien de temps dura cet extraordinaire phénomène. Je ne puis dire si la lumière disparut d’un seul coup ou si elle s’évanouit progressivement. Tout ce que je sais, c’est que l’expérience échappa entièrement à mon contrôle. Elle se produisit sans que je l’aie cherchée.

Après que la lumière eut disparu, j’eus la sensation de baigner dans une mer de béatitude. Quelque chose que je n’avais encore jamais vécu. Beaucoup de temps passa avant que je reprenne conscience du corps et de sa respiration. C’est alors que je réalisai que la douleur dans mon dos avait disparu. Je constatai avec surprise que ma colonne vertébrale était droite. Elle avait dû se redresser involontairement au cours de mon expérience avec la lumière.

« Pas de douleur… plus de douleur », me répétais-je silencieusement. Alors des larmes tièdes de joie et de gratitude se mirent à couler le long de mes joues. « Un miracle », pensai-je. D’abord, je n’osai bouger. Je craignais que la douleur ne revienne. Je voulais jouir de cette absence de douleur, de cet immense bonheur, état que je n’avais pas connu depuis des années. Je restai donc assis une heure entière, dans une parfaite immobilité. Je décidai enfin de plier le buste lentement vers l’avant pour voir ce qui allait se passer… pas de douleur. Vers l’arrière… toujours pas de douleur. C’était incroyable ! Même si ces mouvements ne me causaient plus de douleur, j'observai avec intérêt la mémoire de la souffrance qui restait associée à eux. Je me levai avec précaution de mon fauteuil, je restai debout un instant, puis je fis quelques pas. Je retournai m'asseoir. Je ne ressentis aucune douleur.

J'étais sûr d'avoir atteint la cessation de la douleur. C'était ça dont le moine bouddhiste avait parlé. J'étais loin de savoir que la cessation de la souffrance ordinaire, commune à tous les hommes, n'était que le sous-produit agréable de la méditation bouddhique. L'extinction de ce type de souffrance n'est pas le but auquel elle vise. Ce n'est que des années plus tard, lorsque je pratiquai un entraînement intensif sous la surveillance de maîtres de méditation bouddhique, en Birmanie, que j'appris par expérience personnelle quel était l'objectif véritable de la méditation bouddhique. J'entends par là la noble vérité de la souffrance. Une souffrance qui n'a rien de commun avec la souffrance ordinaire, quoique toute souffrance naisse de l'ignorance de cette noble vérité.

Le lendemain matin, je m'éveillai à l'aube comme de coutume. Je sortis du lit avec prudence, je me tins debout, j'étirai lentement mon dos et j'eus l'agréable surprise de ne sentir aucune douleur dans le corps.

La douleur avait été si longtemps ma compagne que cela me faisait tout drôle d'en être privé. Je n'étais pas encore habitué à bouger mon corps sans souffrir, particulièrement le long de la colonne vertébrale. J'hésitai vraiment à me tenir debout ou à m'asseoir, car je ne savais que trop combien de spasmes j'avais endurés, et comme il était facile de les déclencher simplement en changeant de position.

Plus tard, ce matin-là, je me promenai dans le jardin où je pratiquais habituellement la contemplation. Je ne pus qu'admirer les étoiles innombrables qui scintillaient dans le ciel pur. Un spectacle grandiose ! Je pris plaisir à respirer l'air pur et embaumé, saturé du parfum des fleurs de citronniers et d'orangers. Au loin, l'oiseau moqueur chantait. Les autres oiseaux dormaient encore, car à heures du matin il faisait toujours nuit ; mais, à l'est, l'horizon se tintait déjà des premières lueurs rosées du soleil levant. À cette heure de la journée, la nature exerçait un effet apaisant sur l'esprit et sur le corps, qui trouvait un écho au plus profond de moi. Je connus un bien-être défiant toute description. Pendant toutes ces années, j'avais vécu dans cet environnement sans jamais être conscient de sa beauté naturelle. Quel bonheur d'être pleinement vivant !

Cette vie, c'était « la vie plus abondante », me disais-je. Mais, là encore, je me trompais. Des années plus tard, en Birmanie, je réussis à transcender l'esprit de ce monde, c'est-à-dire le niveau de l'existence sensorielle, intellectuelle et émotive, pour réaliser les demeures célestes où règnent la sérénité, la béatitude, le bonheur, la joie ineffables. C'est alors seulement que je compris la vraie signification de « la vie plus abondante » impliquée dans : « Je vous donnerai ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu et ce que la main n'a pas touché, et qui n'est pas monté au cœur de l'homme. »

J'installai mes habituels oreillers dans le fauteuil et je m'assis confortablement. Je fermai les yeux, fixai mon attention sur la pointe du nez et observai scrupuleusement le va-et-vient de l'air dans mes narines. J'atteignis très vite un état de profonde concentration. Au bout de quelque temps, je pris conscience que l'attention allait spontanément se fixer sur les muscles situés le long de la colonne vertébrale. Toute tension superflue était en voie de relâchement. stupéfait, je sentis cette suractivité nerveuse inutile dans la structure musculaire de l'épine dorsale disparaître d'elle-même. Tout ce que j'eus à faire fut seulement de me concentrer. Une fois la tension relâchée, la colonne vertébrale resta droite, sans aucun effort. Je ressentis dans mon corps une sensation de légèreté bien agréable.

Je fixai de nouveau mon attention sur la respiration. Bien vite, cependant, je sentis les muscles de mon dos se détendre encore. Je me demandais qui provoquait la tension. Comment celle-ci s'installait dans mon dos sans que j'en sois conscient ? Je fis une nouvelle tentative. Je pris la ferme résolution de maintenir tous les muscles du dos en parfait état de relaxation. Si la tension se manifestait, j'en aurais conscience.

Je finis par comprendre que mon système nerveux fonctionnait en aveugle. Il suivait le schéma de vieilles habitudes qui avaient trouvé un terrain de développement favorable dû à l'indigence de ma conscience. Cela, je ne le compris qu'après avoir tenté plusieurs fois, sans succès, de prendre conscience de la tension de mes muscles, le jour même et les jours suivants. Il fallait que je rééduque entièrement mon système nerveux délabré. Je n'en étais qu'au premier stade de la maîtrise du système nerveux, comme lorsque j'avais commencé à développer ma faculté d'attention. Des mois plus tard, je réussis à vaincre la déficience de mon système nerveux en développant davantage encore ma conscience. Le fait que mes efforts aient été couronnés de succès prouve que la méditation bouddhique est une méthode pratique qui permet de rétablir l'harmonie perdue du couple esprit-corps.

Je n'avais pas revu mon amie depuis le soir de la conférence, car elle avait pris cinq semaines de vacances. Dès son retour, elle vint en voiture prendre de mes nouvelles et demander si elle pouvait faire quelque chose pour moi. Elle ignorait tout de l'événement miraculeux qui avait bouleversé mon existence, mais, en passant le seuil de ma porte, elle s'écria : « Vous n'êtes plus le même. Vous avez le visage lisse et radieux. Votre dos est droit. Vous n'êtes plus voûté comme avant. Vous êtes métamorphosé. Que vous est-il arrivé ? »

Je lui racontai ce qui s'était passé. Elle resta silencieuse un long moment. Puis soudain elle fondit en larmes. « Ô mon Dieu ! C'est merveilleux ! » dit-elle.

« Oui, dis-je, et c'est à vous que je le dois. Si ce n'avait été de vous, je ne serais jamais allé entendre la conférence du moine bouddhiste. Cette nuit a marqué un tournant dans mon existence. »

Quelques semaines plus tard, je me retrouvais en train de donner ma première conférence publique devant un groupe de femmes réunies dans la maison de mon amie. Le sujet, bien sûr, était la méditation bouddhique. Mon amie connaissait ma grande timidité et mon inexpérience à parler devant un groupe de gens que je ne connaissais pas. Elle fut surprise de ma gaieté, de mon assurance et de l'aisance parfaite avec laquelle je m'exprimais. À la fin de l'exposé, on décida, à l'unanimité, de créer un groupe de méditation sous ma direction. Pendant des années, nous nous réunîmes chaque matin pour pratiquer la méditation, jusqu'au moment où je partis pour la Birmanie.

Au cours de ces années, nous étudiâmes, outre la méditation, diverses méthodes de développement physique et spirituel. En Californie, le choix ne manque pas.

J'eus la possibilité d'étudier et de pratiquer différents systèmes de méditation, ce qui me permit de constater que la méditation bouddhique satipatthāna repose sur le plus sain et le plus complet des principes. L'entraînement bouddhique commence par le corps et non par l'esprit, à l'inverse de la plupart des autres systèmes. Ce n'est que lorsque l'on comprend clairement les processus corporels que l'on commence à saisir les rouages de l'esprit. Lorsque les mécanismes mentaux se manifestent sous leur véritable jour, à ce moment seulement une transformation radicale de l'esprit peut se produire. Commencer par le corps est une méthode sûre et saine qui évite de se trouver aux prises avec de graves dangers d'ordre psychique. Comme nous l'avons déjà dit, nous avons tout à gagner à observer notre corps.

L'expérience démontre que toute déperdition de l'énergie vitale prend sa source dans la dispersion de l'esprit. La perturbation intérieure peut atteindre un tel niveau que le corps perd tout équilibre et coordination, éléments indispensables pour vivre sainement. Ce manque était effectivement le cas chez certains élèves. Notre groupe s'adjoignit par la suite un cours basé exclusivement sur la position couchée, grâce à laquelle on peut réapprendre le lien entre l'équilibre et la coordination des mouvements corporels. En fait, le grand secret de satipatthāna — ce principe de vie par excellence — réside dans le rétablissement de la simultanéité de deux principes complémentaires : l'action et l'inaction. Tant que cette union fait défaut, on ne peut parler d'un esprit sain dans un corps sain. L'exercice de la position couchée n'avait donc rien de commun avec un système de relaxation tellement en vogue de nos jours ; il ne reposait pas sur la suggestion ou la volonté de relâcher la tension musculaire, qui entraînent une sorte d'autohypnose. Au contraire, le travail dans la position couchée préconisait un processus non verbal impliquant simplement d'être pleinement attentif au corps lorsqu'il prenait la position couchée sur le ventre ou sur le dos, qu'il allongeait les bras et les jambes, qu'il épousait le sol sans crainte, qu'il se mouvait ou retournait d'un état d'action dans un état d'inaction, etc.

Un travail qui a pour base la contemplation pure ne peut s'apprendre correctement dans un livre, malheureusement. Ce type d'entraînement requiert un guide compétent, sinon la vraie maturation du couple esprit-corps n'opère pas.



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