Sans que rien ne le laissât prévoir, tous les muscles
situés le long de ma colonne vertébrale, de la nuque au
bas de l’épine dorsale, se tendaient et devenaient aussi
durs que le roc. La douleur était insupportable. J’étais
obligé de rester immobile, impuissant, en attendant que le
spasme disparaisse. Chaque spasme, quoique bref, semblait durer une
éternité. Je n’étais plus capable de conduire
ou de sortir seul de chez moi. Il fallait que quelqu’un
m’accompagne.
J’étais atteint d’une maladie nerveuse qui
empirait avec les années. Les divers traitements que j’avais
essayés ne laissaient entrevoir aucun espoir de guérison.
Les attaques devenaient plus violentes et plus fréquentes.
Après les attaques, la douleur subsistait. J’étais
affecté de tremblements, je ressentais une immense fatigue et
j’avais perdu complètement l’appétit. Seule la
prière aidait à soulager le désespoir et le
découragement profond qui s’étaient emparés de
moi.
Puis une amie m’appela au téléphone. « Il
y a en ville un moine bouddhiste qui donne une conférence sur
la souffrance et le moyen de faire cesser la souffrance, me dit-elle.
J’ai pensé qu’étant donné votre état,
cela vous intéresserait d’aller l’écouter. Je passe
tout de suite vous prendre avec ma voiture. Tâchez d’être
prêt. » J’allais la remercier de m’avoir appelé
et refuser poliment, mais elle ne m’en laissa pas le temps. Elle
raccrocha.
Sa manière brusque m’avait contrarié. En
outre, l’idée même d’assister à une
conférence donnée par un moine bouddhiste me faisait un
peu peur. J’étais catholique et incapable de prendre en
considération une religion différente de la mienne, le
bouddhisme moins que toute autre. Mais mon amie arrivait, débordante
de jeunesse, de joie de vivre et d’optimisme, belle et élégante,
comme toujours : plaisant contraste avec ma morne existence. Ma
résistance fondit et je me disposai à sortir.
Nous
arrivâmes tôt, mais nous eûmes, néanmoins,
de la difficulté à trouver deux places côte à
côte, tant l’assistance était nombreuse. Le moine
bouddhiste s’avança sur la scène, et je fus
impressionné par l’harmonie de ses mouvements. Il se tint
immobile quelques instants, face au public, sans dire un mot. Il
joignit ses mains aux longs doigts, comme pour prier et ferma les
yeux. Puis il laissa tomber ses mains, rouvrit les yeux et dit :
« Le sujet de la conférence de ce soir est la douleur et le
moyen de faire cesser la douleur. » Il sourit. Bien qu’il
parlât de la douleur, son visage gardait une expression
enjouée. Il s’exprimait distinctement et avec lenteur, sa
voix était vibrante et grave. Dans sa longue robe safran, il
paraissait plus grand qu’il ne l’était en réalité.
L’éclat brillant de ses grands yeux noisette faisait
ressortir la teinte cuivrée de sa figure. Sa tête rasée
révélait le haut de son crâne qui ressemblait à
une calotte.
Pour la première fois de ma vie, j’écoutai
exposer les fondements de la doctrine bouddhiste : comment
renoncer
au mal, comment pratiquer le bien, comment purifier l’esprit. Ainsi
je pouvais me libérer de mes souffrances et de mes peines, je
pouvais connaître le vrai bonheur et la vraie paix ici-bas et
dans l’au-delà.
Le moine expliqua les lois qui régissent
l’univers telles que le Bouddha les a enseignées. Une action
entraîne une réaction. Tout effet a une cause. Ceci
s’applique non seulement au domaine des causes physiques, comme le
démontrent nos savants aujourd’hui, mais aussi au domaine de
la morale. Chacun de nous est responsable de ce qui lui arrive. Nos
actes — kamma en pāli, karma en sanscrit — déclenchent
des résultats. Nous naissons riches ou pauvres, beaux ou
laids, et ce en raison de nos actions passées. Il n’existe
pas de législateur divin qui juge nos actions ou qui décide
des récompenses et des punitions. Le Bouddha n’a pas proposé
de théorie philosophique. Il s’agit d’une loi naturelle.
Chacun peut en vérifier le bien-fondé par lui-même.
Le Bouddha a expliqué que notre souffrance résulte
d’actions passées erronées ou, plus exactement,
nuisibles. Ces actions ont pu être d’ordre mental, verbal ou
physique. Chaque homme ou chaque femme est le propre artisan de sa
souffrance. Chacun de nous est lié par le résultat de
ses actes et en subit les conséquences, plaisantes ou
déplaisantes, dans cette vie ou dans une autre.
Le corps
humain détient tous les éléments qui sont à
l’origine de notre souffrance. Dans le corps humain se trouve aussi
la solution de notre problème : c’est là que se cache
le monde de la souffrance. Si nous faisons usage de notre libre
arbitre en choisissant des actions bonnes, justes, et en évitant
les actions mauvaises, nous pouvons mettre un terme à notre
souffrance. Notre plus grand ennemi est l’ignorance, l’ignorance
qui reste inaccessible à l’intellect, puisque le mental
fonctionne sous l’influence de cette ignorance.
Le Bouddha a
enseigné comment, par la méditation, nous pouvons
sortir de notre ignorance. La méditation bouddhique est un
entraînement systématique de l’esprit qui mène
à la purification de celui-ci. Cette méthode révélée
par le Bouddha il y a quelque ans est toujours enseignée dans
certains centres d’Orient.
Le moine conclut son exposé en
spécifiant qu’il nous avait indiqué quelques-uns des
jalons marquant la voie vers le bonheur et vers la paix, mais que
nous ne devions pas confondre jalons et destination. « Puissiez-vous tous vivre dans le bonheur et dans la paix ! »
dit-il.
J’étais médusé. Je n’avais de ma vie
entendu quelque chose d’aussi encourageant. Le Bouddha n’était
pas une sorte d’entité vivant là-haut dans les cieux.
On ne me demandait pas de croire ou d’avoir foi en lui. Le moine
n’avait même pas parlé de prier le Bouddha. On me
disait de ne dépendre que de moi-même. Le Bouddha avait
montré la voie, mais il ne pouvait pas faire le travail à
ma place.
Il fallait que j’en sache davantage sur la méditation
bouddhique. Je sentais que la solution à mon problème
se trouvait là. La loi universelle de cause à effet fut
pour moi une révélation. L’élément de
justice que cette loi impliquait me redonna espoir. Je tenais dans
mes mains la possibilité d’une existence nouvelle et d’un
nouvel avenir. Tout dépendait de moi. « On ne peut
attendre de Dieu qu’il garde les chevaux dans le pré lorsque
la barrière est brisée », disait un vieux paysan
alsacien qui réparait la barrière de son champ au
prêtre qui passait par là.
Avec lenteur, je me levai
péniblement de mon siège pour aller saluer le moine. Je
lui parlai de ma souffrance. Il m’écouta avec attention,
puis il me suggéra de commencer aussitôt la pratique de
la méditation. Sans que j’aie à le lui demander, il
me décrivit les premiers pas à suivre : je devrais me
lever à l’aube tous les matins, m’asseoir sur une chaise
face à l’est, le plus confortablement possible. Ensuite, je
devrais diriger mon attention sur la pointe de mon nez en observant
le va-et-vient de l’air dans mes narines. Je ne devrais pas
perturber le rythme naturel de la respiration du corps. La
respiration était simplement l’objet de ma concentration.
Compter mes respirations pouvait m’aider, si l’attention se
relâchait. C’était tout.
Je n’en crus pas mes
oreilles. Parlait-il sérieusement ? Je lui demandai de répéter
ses instructions. Il m’indiqua la même procédure.
Comment cela était-il possible ? J’avais toujours cru que la
méditation était quelque chose de spirituel, de
religieux. Se concentrer sur la respiration à la pointe de mon
nez n’avait vraiment rien de spirituel. Comment un exercice aussi
enfantin pouvait-il entraîner la cessation de la douleur ?
J’étais extrêmement déçu. Tout le bel
enthousiasme que j’avais ressenti au cours de l’exposé
s’évanouit. Je fis semblant d’avoir compris les
instructions, je remerciai le moine et je partis. Chez moi, la nuit,
je me sentis plus déprimé et plus découragé
que jamais.
Le lendemain matin, à mon grand étonnement,
je m’éveillai à l’aube ! Je n’avais jamais été
un lève-tôt, même avant de tomber malade. Malgré
la douleur dans mon dos, je sortis du lit, me demandant bien ce qui
me faisait agir ainsi. J’installai des oreillers moelleux dans un
fauteuil confortable et je m’assis face à l’est. Je fermai
les yeux et me concentrai sur la respiration à la pointe de
mon nez. J’étais convaincu qu’il ne sortirait rien de tout
cela.
Je sentis distinctement sur les muqueuses l’air frais du
matin qui pénétrait dans mes narines… dedans…
dehors… dedans… dehors… Je m’aperçus soudain que je
dormais éveillé. Beaucoup de temps s’était
écoulé. à un moment donné, mes pensées
vagabondes s’étaient emparé de mon esprit. J’avais
complètement oublié ce que j’étais en train de
faire. Je me rappelais clairement les trois ou quatre premières
respirations, mais, à partir de là, j’étais
resté longtemps tout à fait inconscient. Je ne gardais
aucun souvenir du temps qui était passé. Est-ce que
j’avais dormi ? Non, de cela j’étais sûr. C’était
vraiment étrange.
J’avais toujours cru que c’était moi qui dirigeais mes pensées, lorsque j’étais éveillé. Je découvris pourtant qu’elles surgissaient dans mon esprit de leur propre chef, contre ma volonté même, comme mes rêves pendant mon sommeil. Je décidai d’essayer à nouveau. Cette fois, je ne me laisserais pas distraire de la pointe de mon nez. Je voulais être pleinement conscient de la respiration. Malgré ma ferme résolution, je voguai encore dans un océan de pensées. J’étais abasourdi. Je consultai ma montre : 4 h 15. J’étais assis depuis quinze minutes. La douleur dans mon dos était lancinante, et je dus me recoucher.
Je ne réussis pas à trouver le sommeil. Je pensai au moine et je fus honteux du jugement irrévérencieux que j’avais porté sur lui la nuit dernière. Ses directives n’étaient pas aussi faciles à suivre que je l’aurais cru. Je n’avais aucun contrôle sur mon esprit agité. Je n’en avais pas eu conscience jusqu’à ce jour. Le souvenir d’un homme que je connaissais et qui était affligé d’un tic nerveux, incontrôlable, de la tête me revint en mémoire. C’était un horrible spectacle. Je réalisai alors qu’en ce qui concernait mes pensées, une absence de contrôle comparable à la sienne existait dans mon esprit. C’est peut-être quand le mental échappe à notre contrôle que la folie se manifeste. Je crois que c’est cette pensée désagréable qui m’aiguillonna. En tout cas, le lendemain matin, j’étais à nouveau dans mon fauteuil. Et le matin suivant. Ainsi pendant une semaine environ, jusqu’à ce que j’enregistre quelque progrès sensible.
Au début de la deuxième semaine de pratique,
je réussis à me concentrer sur la respiration
suffisamment longtemps avant que mes pensées ne viennent me
perturber. Lorsqu’elles se manifestaient, elles n’étaient
plus capables de créer en moi un état d’inconscience.
à la place, l’attention détectait instantanément
les envahisseuses. Je me reconcentrais sur la respiration, et le
processus involontaire de pensée cessait. La pensée est
un obstacle majeur qu’il convient d’éliminer. Lorsqu’on
pratique la méditation, l’apaisement du mental est
évidemment une mesure vitale. Un mental agité n’est
pas capable de percevoir clairement.
J’appris qu’il n’était
pas possible d’être conscient de deux choses en même
temps. La conscience dépend de l’attention. L’attention
est dirigée sur un objet. Attention + objet = conscience. Si
je perdais conscience de ma respiration, c’est que l’attention
s’était relâchée. Ce qui se produisit
fréquemment au cours de la première semaine. Dès
que l’attention faiblissait, les pensées s’emparaient de
l’esprit. Si je n’en prenais pas conscience, les pensées
investissaient la place sans que je puisse les contrôler,
brûlant pour rien la précieuse énergie psychique,
et tôt ou tard le corps payait la dette. L’impuissance à
contrôler le mental est donc mortelle. Elle va toujours de pair
avec un développement insuffisant de l’attention. Plus on
laisse la bride au mental, plus l’attention est faible. C’est un
cercle vicieux. « à ceux qui ont il sera donné,
mais à ceux qui n’ont pas il sera ôté jusqu’à
la moindre chose qu’ils possèdent. » Le Dura lex sed
lex des Anciens a toujours cours.
L’énergie est une chose
précieuse. Il faut soigneusement l’utiliser, et on ne doit
pas la gaspiller. Comme l’a dit le Bouddha, « L’énergie
est le chemin qui mène au royaume de la vie ; l’oisiveté
et l’indolence, le sombre chemin qui mène au royaume de la
mort. » Je compris que tout dépendait du développement
de ma faculté d’attention. Pour le moment, la mienne était
encore bien faible. J’avais découvert, néanmoins, que
son développement était fonction du temps de pratique
que je voulais bien lui consacrer.
Je pris la résolution de
m’asseoir dans mon fauteuil trois fois par jour : le matin à
l’aube, en fin de matinée et dans la soirée. La durée
de chaque séance dépendait de ma capacité à
me concentrer. Celle-ci variait d’un jour à l’autre. Je
pratiquai ainsi quelques semaines. Je progressai lentement mais
sûrement, et j’en tirai plus de courage, de patience et de
persévérance.
À la fin de la quatrième
semaine, je commençai à pratiquer la méthode du
comptage que le moine bouddhiste m’avait décrite. Comme pour
les précédents exercices, je me concentrai sur la
respiration à la pointe du nez. Lorsque l’air entrait dans
les narines, je comptais mentalement « un »; lorsqu’il
sortait, « deux » ; lorsqu’il entrait,
« trois »
— et ainsi de suite jusqu’à « dix », considéré
comme un compte rond. Cette méthode permettait de vérifier
si l’état de conscience avait été perdu en
cours de route. Si à « dix », par exemple,
correspondait à une inspiration au lieu d’une expiration,
cela voulait dire que l’on avait manqué un chiffre quelque
part. Ce fut difficile, au début, de ne pas en sauter un.
Pourtant, avec de la pratique, je réussis à effectuer
plusieurs tours d’affilée sans en manquer un seul. Je
constatai qu’il était plus facile d’endiguer le flot des
pensées en comptant les respirations, car ainsi l’esprit
pouvait mieux se concentrer.
Mes amis furent stupéfaits du
changement remarquable qui s’était fait en moi au cours des
premières semaines. Je retrouvais l’appétit et
j’appréciais ma nourriture. Je me sentais plus solide, je
reprenais du poids, j’étais moins tendu nerveusement et, de
façon générale, j’étais plus satisfait
de mon sort. Je dormais d’un sommeil profond toute la nuit sans
avoir ces horribles cauchemars qui, d’ordinaire, me réveillaient
en pleine nuit, le corps couvert de transpiration et tremblant
d’angoisse. Les violents battements de cœur, les vertiges et les
tremblements des membres avaient disparu. Ma colonne vertébrale
s’était considérablement redressée. Mes
mouvements étaient plus détendus et je me sentais, dans
l’ensemble, moins surmené. Mon dos me faisait encore
souffrir, mais j’étais mieux armé pour le supporter
sans trop m’irriter. Vers la fin des premières semaines, les
horribles attaques sporadiques cessèrent.
Je me surpris souvent, dans la journée, à m’apitoyer sur mon sort. C’était une habitude que j’avais contractée au cours des années, bien loin de soupçonner les conséquences catastrophiques que celle-ci pouvait avoir sur l’esprit et sur le corps. À présent, ce processus mental dangereux cessait à l’instant même où il se manifestait dans l’esprit. Le seul fait de prendre conscience de mon apitoiement l’éliminait. L’attention se comportait en véritable gardien de l’esprit en l’aidant à tenir à distance les activités mentales empoisonnées. J’avais pleinement conscience de la valeur de cette précieuse faculté de l’attention. L’attention ou « présence d’esprit » est un pouvoir mental qui vaut la peine d’être cultivé. Sans elle, l’esprit reste en effet incapable de se libérer des mécanismes néfastes qui l’empêchent de fonctionner correctement.