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Aide-toi toi-même

L’opération de la colonne vertébrale dont j’avais besoin ne réussissait pas toujours. C’est ce que m’avait dit le chirurgien, et je m’imaginais aussitôt cloué dans un fauteuil roulant, inutile et misérable, jusqu’à la fin de mes jours. Je ne pouvais pourtant pas continuer encore longtemps comme ça, pas avec cette douleur qui me tenaillait. Il fallait que je prenne une décision. Je ne voulais pas penser à l’avenir.

Sans que rien ne le laissât prévoir, tous les muscles situés le long de ma colonne vertébrale, de la nuque au bas de l’épine dorsale, se tendaient et devenaient aussi durs que le roc. La douleur était insupportable. J’étais obligé de rester immobile, impuissant, en attendant que le spasme disparaisse. Chaque spasme, quoique bref, semblait durer une éternité. Je n’étais plus capable de conduire ou de sortir seul de chez moi. Il fallait que quelqu’un m’accompagne.

J’étais atteint d’une maladie nerveuse qui empirait avec les années. Les divers traitements que j’avais essayés ne laissaient entrevoir aucun espoir de guérison. Les attaques devenaient plus violentes et plus fréquentes. Après les attaques, la douleur subsistait. J’étais affecté de tremblements, je ressentais une immense fatigue et j’avais perdu complètement l’appétit. Seule la prière aidait à soulager le désespoir et le découragement profond qui s’étaient emparés de moi.

Puis une amie m’appela au téléphone. « Il y a en ville un moine bouddhiste qui donne une conférence sur la souffrance et le moyen de faire cesser la souffrance, me dit-elle. J’ai pensé qu’étant donné votre état, cela vous intéresserait d’aller l’écouter. Je passe tout de suite vous prendre avec ma voiture. Tâchez d’être prêt. » J’allais la remercier de m’avoir appelé et refuser poliment, mais elle ne m’en laissa pas le temps. Elle raccrocha.

Sa manière brusque m’avait contrarié. En outre, l’idée même d’assister à une conférence donnée par un moine bouddhiste me faisait un peu peur. J’étais catholique et incapable de prendre en considération une religion différente de la mienne, le bouddhisme moins que toute autre. Mais mon amie arrivait, débordante de jeunesse, de joie de vivre et d’optimisme, belle et élégante, comme toujours : plaisant contraste avec ma morne existence. Ma résistance fondit et je me disposai à sortir.

Nous arrivâmes tôt, mais nous eûmes, néanmoins, de la difficulté à trouver deux places côte à côte, tant l’assistance était nombreuse. Le moine bouddhiste s’avança sur la scène, et je fus impressionné par l’harmonie de ses mouvements. Il se tint immobile quelques instants, face au public, sans dire un mot. Il joignit ses mains aux longs doigts, comme pour prier et ferma les yeux. Puis il laissa tomber ses mains, rouvrit les yeux et dit : « Le sujet de la conférence de ce soir est la douleur et le moyen de faire cesser la douleur. » Il sourit. Bien qu’il parlât de la douleur, son visage gardait une expression enjouée. Il s’exprimait distinctement et avec lenteur, sa voix était vibrante et grave. Dans sa longue robe safran, il paraissait plus grand qu’il ne l’était en réalité. L’éclat brillant de ses grands yeux noisette faisait ressortir la teinte cuivrée de sa figure. Sa tête rasée révélait le haut de son crâne qui ressemblait à une calotte.

Pour la première fois de ma vie, j’écoutai exposer les fondements de la doctrine bouddhiste : comment renoncer au mal, comment pratiquer le bien, comment purifier l’esprit. Ainsi je pouvais me libérer de mes souffrances et de mes peines, je pouvais connaître le vrai bonheur et la vraie paix ici-bas et dans l’au-delà.

Le moine expliqua les lois qui régissent l’univers telles que le Bouddha les a enseignées. Une action entraîne une réaction. Tout effet a une cause. Ceci s’applique non seulement au domaine des causes physiques, comme le démontrent nos savants aujourd’hui, mais aussi au domaine de la morale. Chacun de nous est responsable de ce qui lui arrive. Nos actes — kamma en pāli, karma en sanscrit — déclenchent des résultats. Nous naissons riches ou pauvres, beaux ou laids, et ce en raison de nos actions passées. Il n’existe pas de législateur divin qui juge nos actions ou qui décide des récompenses et des punitions. Le Bouddha n’a pas proposé de théorie philosophique. Il s’agit d’une loi naturelle. Chacun peut en vérifier le bien-fondé par lui-même.

Le Bouddha a expliqué que notre souffrance résulte d’actions passées erronées ou, plus exactement, nuisibles. Ces actions ont pu être d’ordre mental, verbal ou physique. Chaque homme ou chaque femme est le propre artisan de sa souffrance. Chacun de nous est lié par le résultat de ses actes et en subit les conséquences, plaisantes ou déplaisantes, dans cette vie ou dans une autre.

Le corps humain détient tous les éléments qui sont à l’origine de notre souffrance. Dans le corps humain se trouve aussi la solution de notre problème : c’est là que se cache le monde de la souffrance. Si nous faisons usage de notre libre arbitre en choisissant des actions bonnes, justes, et en évitant les actions mauvaises, nous pouvons mettre un terme à notre souffrance. Notre plus grand ennemi est l’ignorance, l’ignorance qui reste inaccessible à l’intellect, puisque le mental fonctionne sous l’influence de cette ignorance.

Le Bouddha a enseigné comment, par la méditation, nous pouvons sortir de notre ignorance. La méditation bouddhique est un entraînement systématique de l’esprit qui mène à la purification de celui-ci. Cette méthode révélée par le Bouddha il y a quelque ans est toujours enseignée dans certains centres d’Orient.

Le moine conclut son exposé en spécifiant qu’il nous avait indiqué quelques-uns des jalons marquant la voie vers le bonheur et vers la paix, mais que nous ne devions pas confondre jalons et destination. « Puissiez-vous tous vivre dans le bonheur et dans la paix ! » dit-il.

J’étais médusé. Je n’avais de ma vie entendu quelque chose d’aussi encourageant. Le Bouddha n’était pas une sorte d’entité vivant là-haut dans les cieux. On ne me demandait pas de croire ou d’avoir foi en lui. Le moine n’avait même pas parlé de prier le Bouddha. On me disait de ne dépendre que de moi-même. Le Bouddha avait montré la voie, mais il ne pouvait pas faire le travail à ma place.

Il fallait que j’en sache davantage sur la méditation bouddhique. Je sentais que la solution à mon problème se trouvait là. La loi universelle de cause à effet fut pour moi une révélation. L’élément de justice que cette loi impliquait me redonna espoir. Je tenais dans mes mains la possibilité d’une existence nouvelle et d’un nouvel avenir. Tout dépendait de moi. « On ne peut attendre de Dieu qu’il garde les chevaux dans le pré lorsque la barrière est brisée », disait un vieux paysan alsacien qui réparait la barrière de son champ au prêtre qui passait par là.

Avec lenteur, je me levai péniblement de mon siège pour aller saluer le moine. Je lui parlai de ma souffrance. Il m’écouta avec attention, puis il me suggéra de commencer aussitôt la pratique de la méditation. Sans que j’aie à le lui demander, il me décrivit les premiers pas à suivre : je devrais me lever à l’aube tous les matins, m’asseoir sur une chaise face à l’est, le plus confortablement possible. Ensuite, je devrais diriger mon attention sur la pointe de mon nez en observant le va-et-vient de l’air dans mes narines. Je ne devrais pas perturber le rythme naturel de la respiration du corps. La respiration était simplement l’objet de ma concentration. Compter mes respirations pouvait m’aider, si l’attention se relâchait. C’était tout.

Je n’en crus pas mes oreilles. Parlait-il sérieusement ? Je lui demandai de répéter ses instructions. Il m’indiqua la même procédure. Comment cela était-il possible ? J’avais toujours cru que la méditation était quelque chose de spirituel, de religieux. Se concentrer sur la respiration à la pointe de mon nez n’avait vraiment rien de spirituel. Comment un exercice aussi enfantin pouvait-il entraîner la cessation de la douleur ? J’étais extrêmement déçu. Tout le bel enthousiasme que j’avais ressenti au cours de l’exposé s’évanouit. Je fis semblant d’avoir compris les instructions, je remerciai le moine et je partis. Chez moi, la nuit, je me sentis plus déprimé et plus découragé que jamais.

Le lendemain matin, à mon grand étonnement, je m’éveillai à l’aube ! Je n’avais jamais été un lève-tôt, même avant de tomber malade. Malgré la douleur dans mon dos, je sortis du lit, me demandant bien ce qui me faisait agir ainsi. J’installai des oreillers moelleux dans un fauteuil confortable et je m’assis face à l’est. Je fermai les yeux et me concentrai sur la respiration à la pointe de mon nez. J’étais convaincu qu’il ne sortirait rien de tout cela.

Je sentis distinctement sur les muqueuses l’air frais du matin qui pénétrait dans mes narines… dedans… dehors… dedans… dehors… Je m’aperçus soudain que je dormais éveillé. Beaucoup de temps s’était écoulé. à un moment donné, mes pensées vagabondes s’étaient emparé de mon esprit. J’avais complètement oublié ce que j’étais en train de faire. Je me rappelais clairement les trois ou quatre premières respirations, mais, à partir de là, j’étais resté longtemps tout à fait inconscient. Je ne gardais aucun souvenir du temps qui était passé. Est-ce que j’avais dormi ? Non, de cela j’étais sûr. C’était vraiment étrange.

J’avais toujours cru que c’était moi qui dirigeais mes pensées, lorsque j’étais éveillé. Je découvris pourtant qu’elles surgissaient dans mon esprit de leur propre chef, contre ma volonté même, comme mes rêves pendant mon sommeil. Je décidai d’essayer à nouveau. Cette fois, je ne me laisserais pas distraire de la pointe de mon nez. Je voulais être pleinement conscient de la respiration. Malgré ma ferme résolution, je voguai encore dans un océan de pensées. J’étais abasourdi. Je consultai ma montre : 4 h 15. J’étais assis depuis quinze minutes. La douleur dans mon dos était lancinante, et je dus me recoucher.

Je ne réussis pas à trouver le sommeil. Je pensai au moine et je fus honteux du jugement irrévérencieux que j’avais porté sur lui la nuit dernière. Ses directives n’étaient pas aussi faciles à suivre que je l’aurais cru. Je n’avais aucun contrôle sur mon esprit agité. Je n’en avais pas eu conscience jusqu’à ce jour. Le souvenir d’un homme que je connaissais et qui était affligé d’un tic nerveux, incontrôlable, de la tête me revint en mémoire. C’était un horrible spectacle. Je réalisai alors qu’en ce qui concernait mes pensées, une absence de contrôle comparable à la sienne existait dans mon esprit. C’est peut-être quand le mental échappe à notre contrôle que la folie se manifeste. Je crois que c’est cette pensée désagréable qui m’aiguillonna. En tout cas, le lendemain matin, j’étais à nouveau dans mon fauteuil. Et le matin suivant. Ainsi pendant une semaine environ, jusqu’à ce que j’enregistre quelque progrès sensible.

Au début de la deuxième semaine de pratique, je réussis à me concentrer sur la respiration suffisamment longtemps avant que mes pensées ne viennent me perturber. Lorsqu’elles se manifestaient, elles n’étaient plus capables de créer en moi un état d’inconscience. à la place, l’attention détectait instantanément les envahisseuses. Je me reconcentrais sur la respiration, et le processus involontaire de pensée cessait. La pensée est un obstacle majeur qu’il convient d’éliminer. Lorsqu’on pratique la méditation, l’apaisement du mental est évidemment une mesure vitale. Un mental agité n’est pas capable de percevoir clairement.

J’appris qu’il n’était pas possible d’être conscient de deux choses en même temps. La conscience dépend de l’attention. L’attention est dirigée sur un objet. Attention + objet = conscience. Si je perdais conscience de ma respiration, c’est que l’attention s’était relâchée. Ce qui se produisit fréquemment au cours de la première semaine. Dès que l’attention faiblissait, les pensées s’emparaient de l’esprit. Si je n’en prenais pas conscience, les pensées investissaient la place sans que je puisse les contrôler, brûlant pour rien la précieuse énergie psychique, et tôt ou tard le corps payait la dette. L’impuissance à contrôler le mental est donc mortelle. Elle va toujours de pair avec un développement insuffisant de l’attention. Plus on laisse la bride au mental, plus l’attention est faible. C’est un cercle vicieux. « à ceux qui ont il sera donné, mais à ceux qui n’ont pas il sera ôté jusqu’à la moindre chose qu’ils possèdent. » Le Dura lex sed lex des Anciens a toujours cours.

L’énergie est une chose précieuse. Il faut soigneusement l’utiliser, et on ne doit pas la gaspiller. Comme l’a dit le Bouddha, « L’énergie est le chemin qui mène au royaume de la vie ; l’oisiveté et l’indolence, le sombre chemin qui mène au royaume de la mort. » Je compris que tout dépendait du développement de ma faculté d’attention. Pour le moment, la mienne était encore bien faible. J’avais découvert, néanmoins, que son développement était fonction du temps de pratique que je voulais bien lui consacrer.

Je pris la résolution de m’asseoir dans mon fauteuil trois fois par jour : le matin à l’aube, en fin de matinée et dans la soirée. La durée de chaque séance dépendait de ma capacité à me concentrer. Celle-ci variait d’un jour à l’autre. Je pratiquai ainsi quelques semaines. Je progressai lentement mais sûrement, et j’en tirai plus de courage, de patience et de persévérance.

À la fin de la quatrième semaine, je commençai à pratiquer la méthode du comptage que le moine bouddhiste m’avait décrite. Comme pour les précédents exercices, je me concentrai sur la respiration à la pointe du nez. Lorsque l’air entrait dans les narines, je comptais mentalement « un »; lorsqu’il sortait, « deux » ; lorsqu’il entrait, « trois » — et ainsi de suite jusqu’à « dix », considéré comme un compte rond. Cette méthode permettait de vérifier si l’état de conscience avait été perdu en cours de route. Si à « dix », par exemple, correspondait à une inspiration au lieu d’une expiration, cela voulait dire que l’on avait manqué un chiffre quelque part. Ce fut difficile, au début, de ne pas en sauter un. Pourtant, avec de la pratique, je réussis à effectuer plusieurs tours d’affilée sans en manquer un seul. Je constatai qu’il était plus facile d’endiguer le flot des pensées en comptant les respirations, car ainsi l’esprit pouvait mieux se concentrer.

Mes amis furent stupéfaits du changement remarquable qui s’était fait en moi au cours des premières semaines. Je retrouvais l’appétit et j’appréciais ma nourriture. Je me sentais plus solide, je reprenais du poids, j’étais moins tendu nerveusement et, de façon générale, j’étais plus satisfait de mon sort. Je dormais d’un sommeil profond toute la nuit sans avoir ces horribles cauchemars qui, d’ordinaire, me réveillaient en pleine nuit, le corps couvert de transpiration et tremblant d’angoisse. Les violents battements de cœur, les vertiges et les tremblements des membres avaient disparu. Ma colonne vertébrale s’était considérablement redressée. Mes mouvements étaient plus détendus et je me sentais, dans l’ensemble, moins surmené. Mon dos me faisait encore souffrir, mais j’étais mieux armé pour le supporter sans trop m’irriter. Vers la fin des premières semaines, les horribles attaques sporadiques cessèrent.

Je me surpris souvent, dans la journée, à m’apitoyer sur mon sort. C’était une habitude que j’avais contractée au cours des années, bien loin de soupçonner les conséquences catastrophiques que celle-ci pouvait avoir sur l’esprit et sur le corps. À présent, ce processus mental dangereux cessait à l’instant même où il se manifestait dans l’esprit. Le seul fait de prendre conscience de mon apitoiement l’éliminait. L’attention se comportait en véritable gardien de l’esprit en l’aidant à tenir à distance les activités mentales empoisonnées. J’avais pleinement conscience de la valeur de cette précieuse faculté de l’attention. L’attention ou « présence d’esprit » est un pouvoir mental qui vaut la peine d’être cultivé. Sans elle, l’esprit reste en effet incapable de se libérer des mécanismes néfastes qui l’empêchent de fonctionner correctement.



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